Jeudi 1er septembre 2011:
Saint Gilles
La légende de saint Gilles
D’après Guillaume de Berneville
Depuis
trois ans qu'il était au désert, ne faisant qu'adorer Dieu, croire en lui et le
servir, Gilles n'avait jamais vu un homme et n'en avait entendu. Il n'avait plus
mangé depuis quelque mille jours ni pain, ni viande, ni poisson, ne vivant que
de racines et, par gourmandise peut-être, de cresson. Mais tant vont les choses
pour ceux qui se mortifient, qu'à la fin la santé défaille, les forces
disparaissent et la maladie guette : à ce point en était donc Gilles, qui ne se
sentait guère bien portant.
Or, écoutez le joli miracle que Dieu fit pour son serviteur. Un
jour qu'il était dans sa cabane de feuillages, priant selon 1'ordinaire,
l'ermite entendit du bruit dans les fourrés et il vit devant lui paraître une
biche sauvage qui, sans crainte, s'avançait vers lui. Elle était étrangement
belle, beige clair et le regard d'une exquise douceur. Ses pis étaient pleins de
lait. Comme Gilles, en silence, la regardait approcher, la biche entra dans la
logette et se coucha à ses pieds, comme pour lui signifier qu'elle s'offrait à
le servir. Et Gilles, à qui les intentions du Seigneur étaient toujours assez
claires, comprit que Dieu la lui envoyait.
Et voici comment la biche
miraculeuse servit l'ermite affaibli. Pour lui rendre des forces, fallait-il
mieux que le lait ? Chaque jour, elle courait la campagne paissant les prés :
quand venait l'heure de dîner point n'était besoin que Gilles l'appelât, car
elle savait parfaitement l'heure et rentrait d'elle-même auprès de son ami.
Gilles lui avait fait une logette de feuillages près de la sienne afin qu'elle
fût protégée du froid de la nuit. Et cela dura de longs mois, peut-être des
années, sans que quiconque d'humain connût cette histoire, hormis le Seigneur,
qui connaît tout.
Or, en ce temps-là, le maître du
pays était Flovent duc de Provence et de Gascogne, prince puissant, qui était
soumis au Grand Charles, alors roi de France. C'était un homme fort courtois,
élevé à la française, honnête chrétien et bon chevalier. II n'avait qu'une
passion au monde, la chasse, et son équipage était des plus beaux. C'était
merveille de voir ses éperviers, ses vautours, ses gerfauts, et les chiens de sa
meute, limiers, mâtins et lévriers. Il n'était point d'exemple que cette meute,
une fois lancée, eût abandonné la poursuite, et 1'on ne comptait plus les cerfs,
les daims, les chevreuils et les biches qui avaient été mangés à sa table, sans
compter maintes autres bêtes sauvages. Ses terres allaient jusqu'au bord du
Rhône, à l'endroit où il est le plus large, non loin de la vieille ville
d'Arles, où le grand saint Césaire enseigna. Aussi quand, poursuivis par les
chiens, les animaux étaient arrêtés par le fleuve, bien rares étaient ceux qui
avaient chance d'échapper.
C'est au temps de l’Avent que vient
la saison de chasser la biche. Flovent était à Montpellier, et, pour distraire
ses vassaux et leur plaire, il les invita tous à une grande chasse, les plus
petits comme les plus hauts. Levé de bon matin, il partit donc avec deux meutes
et toute la vaste cavalcade de ses hôtes. Des deux meutes la moins bonne prit
deux cerfs et la meilleure en a pris quatre. Mais c'était une biche que
voulait le duc Flovent et de n'en point trouver il commençait à se mettre en
colère quand son veneur lui signala la plus belle, la plus élégante des
biches que jamais la Camargue eût vues... Et tout l'équipage de courir après
elle.
Cris des veneurs ! abois des
chiens ! Par le bois et par la plaine, on galope à plein étrier. Mais où est la
biche ? Plus de biche ! Les uns croient 1'avoir vue qui s'engageait dans une
petite combe à l'impénétrable fourré, mais sa disparition a été si rapide que
les autres opinent qu'elle a bien pu s'envoler au ciel.
Qui est bien marri ? Le veneur.
Nombreuse est l'assistance au château ; les beaux valets vêtus de vair,
d'hermine, de ciglaton et de pourpre servent un magnifique repas. «
Ah,
veneur, s'écrie le duc en se moquant
, vous chassez donc la biche de nuit
que vous rentrez si tard ? Et sans prise, n'est-ce pas ? je le vois à votre
mine ! » «
Sire, répond le chasseur
, que demain Dieu me damne si
je ne rapporte pas la tête de cette bête ! »
Mais le lendemain, à grands sons de
cor, quand la chasse fut repartie, quand les chiens eurent repris le vent de la
biche, quand on l'eut encore trois grandes heures pourchassée, ne voilà-t-il pas
que le même mystère recommence ! Elle était là, la jolie tête blonde, et
brusquement, elle n'est plus là. Où donc est-elle ? Sorcellerie ? En rentrant à
la nuit lourde, les chasseurs n'étaient pas loin de le croire. Et quand ils
rentrèrent à Montpellier, le duc ne les reçut guère avec honneur.
Ce fut le troisième jour, triste jour, jour de misère, que le
drame se produisit. Elle broutait paisiblement, la biche, dans un pré dégagé
quand le duc reparut, avec ses archers à l'affût, ses cavaliers et ses cent
quarante chiens qu'il lança tous à la fois. Comme elle eut peur, la pauvrette,
comme elle crut venu son dernier jour ! Tout le bois retentissait de cris
horribles. Il ne lui fallut rien de moins que toute sa vigueur et son courage
pour s'échapper une fois encore. Si elle n'avait été si agile, d'elle c'en eût
été fait.
Mais au moment où elle bondissait
sur la sente qui menait à son cher ermitage, un chien la suivit, et derrière le
chien un archer basque, preste et prompt presque autant qu'elle. Il la vit
disparaître dans le fourré et c'est alors qu'il fit un bien mauvais coup. Il
lâcha la corde de son arc et le trait s'envola...
L'homme écouta, n'entendit rien.
Peut-être un sourd gémissement... pas davantage. Et il repartit en hâte crier au
duc : «
Seigneur, Seigneur, je sais où est cachée la biche. C'est à peine si
un homme peut passer. Venez vite, peut-être y est-elle encore ! »
Quand Flovent eut fait dégager les
broussailles et ouvrir la sente à son passage, il arriva avec les siens dans une
combe ravissante, dont la beauté leur fut à merveille. C'était comme un verger
planté d'arbres à fruits, partout pêches, figues et amandes, qui répandaient une
odeur exquise. Sans trop comprendre que ces merveilles puissent mûrir en temps
d'Avent, ils approchèrent ses compagnons et lui, vers une cabane de feuillages
qui se dressait dans la clairière. Et là, ils trouvèrent un homme exsangue, le
visage aussi pâle que les poils de sa barbe, qui avait encore un grand trait
d'arc planté dans la poitrine et qui les regardait doucement. A ses pieds était
étendue la biche, et il la caressait de la main.
Alors, l’évêque de Montpellier, qui
était de la suite du prince, s'écria : «
Ah, Duc, ne nous étonnons plus que
par deux fois, votre meute ait été bien mise en défaut ! Cette biche est sous la
protection de Dieu et de Gilles, qui est le meilleur de ses serviteurs ! Ce
serait grand péché que d'y toucher dans la main même de celui à qui elle a été
donnée ! »
Aussitôt, s'agenouillant, Flovent s’écria : «
Saint ermite
Gilles, homme de Dieu, nous ne te voulions aucun mal, à toi ! » «
A moi,
peut-être, répondit l'ermite, mais à cette douce bête que voici ? Et crois-tu
donc que, sur la terre, tu n'aies qu'à pourchasser les bêtes et à leur donner la
mort ? Seigneur duc, je te le demande, ne viens plus chasser par ici, ni
poursuivre celle qui me nourrit ! »
A ces mots, Flovent fit retour sur lui-même. En entendant le
nom de Dieu prononcé par les lèvres d'un saint, il se mit à pleurer. N'était-il
pas vrai qu'il ne pensait guère au Seigneur, tout occupé à chasser les bêtes ?
Et, ayant fait soigner l'ermite, il s'en retourna tout pensif.
Mais il revint souvent. Le soir, en
secret, tout seul, il arrivait le long de la sente silencieuse jusqu'au petit
vallon. Chaque fois il apportait quelque présent, que Gilles, doucement,
l’obligeait à reprendre. «
Que voulez-vous donc, Ermite ? qu'attendez-vous de
moi ? » «
Tous ces trésors qui ne vous servent de rien pour le salut de
votre âme, donnez-les au Christ et c'est lui qui vous les rendra un jour ! »
Et le soir où Gilles lui tint ce langage, le duc s'en retourna encore plus
pensif. Mais les paroles du saint remuaient son âme et elles y faisaient leur
chemin. «
Que devrai-je donc faire, saint Ermite, pour que Dieu accepte une
offrande ? » «
Avec toutes tes terres, et tes bijoux, et ton or, fais
construire une abbaye afin qu’un peuple de moines y prie nuit et jour pour toi,
tes sujets et la paix de la chrétienté ! » «
Je l'accepte, à une
condition, que tu sois abbé de ce couvent, auquel je donnerai tout le
nécessaire, dortoir, chapitre et bon cellier, hôtellerie et réfectoire, le tout
construit en pierre blanche, la meilleure qu'on pourra trouver. »
Il ne fallut pas qu'un soir pour décider l'ermite Gilles. Le
souci d'innombrables âmes, comme le porte le Père Abbé, lui paraissait si lourd,
si lourd ! Mais tandis qu'il hésitait encore et que, dans sa chère solitude, il
se demandait ce que Dieu attendait de lui, voici qu’il sentit sur sa main la
douce langue de sa biche. Elle le regarda longuement, puis elle se leva en
étirant les pattes et, à pas lents elle s'en alla. A trois reprises le saint
1'appela, mais elle ne tourna même pas la tête.
Et c'est ainsi que l'ermite comprit que le temps de la solitude
était pour lui achevé. Et c'est ainsi qu'il accepta l'offre du duc Flovent. Et
c'est ainsi que sortit de terre cette abbaye que, sur le moment, on nomma
Saint-Pierre, mais qu'aujourd'hui nous appelons Saint-Gilles, en mémoire de
l'ermite à la biche et de sa douceur.